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parcours 5 : retensio et protensio, ou la difficile liberté du phrasé

dimanche 12 octobre 2008

1) Nous voici au moment le plus palpitant car le plus ouvert, le plus risqué, le plus riche, de l’askèsis tonotopique. En affinant notre écoute des fluctuations du ton au-dessus de la carrure métrique, au-dessus de la succession Arsis/Thesis, nous abordons un continent inconnu du métricien, mais bien connu des artisans du rythme que sont l’acteur, le récitant, le musicien, le poète, le prosateur : le monde du phrasé.

Dans les exercices du parcours 4, nous avons volontairement orienté la lecture et l’écoute des tons vers la fin du mot, du côlon ou du vers. Ainsi, dans le vers :

ὁππότερος δέ κε νικήσηι κρείσσων τε γένηται

aucun ton n’est homodyne, tous sont le fruit de la loi de récession, et pour δέ, de l’accent d’enclise (δέ κε forme un mot phonétique).

Nous avons profilé chaque mot de ce vers à partir de sa voyelle finale, dont la quantité justifie la remontée du ton :

- ton antépénultième sur ὁππότερος, γένηται (proparoxytons : voyelle finale brève)

- ton pénultième sur νικήσηι, κρείσσων
(paroxytons : voyelle finale longue)

- baryton relevé en oxyton sur δέ κε
(comportement d’un dissyllabe paroxyton, voyelle finale brève)

2) Mais ces mots s’assemblent en un vers : s’ils gardent leur forme sonore intrinsèque, ils deviennent pourtant membres d’une nouvelle forme sonore qui les intègre, sans les désintégrer !

La logique mélodique du mot voudrait que sa syllabe finale, dont la quantité métrique n’est pas simplement dictée par la durée de sa voyelle, mais par les lois prosodiques propres à l’abrègement et à l’allongement, conserve malgré tout son profil rythmique individuel. Dans ce cas, nous aurons d’abord besoin de sentir la valeur de la syllabe finale de chaque mot pour en dessiner le profil mélo-rythmique :

- ὁππότερος : parce qu’elle est brève, la voyelle finale explique la place du ton.

Le mot s’appuie en quelque sorte sur sa fin pour expliquer son contour.

Mais devenu membre d’un vers, ce mot change subitement d’aspect, comme si sa polarité magnétique s’inversait, ou en tout cas son régime de tensions changeait :

- ὁππότερος δέ : parce que la syllabe finale, fermée, est allongée métriquement en entrant dans le vers, il y a contradiction entre la place du ton et le poids nouveau de cette syllabe.

3) Le cas est encore plus marquant pour le mot γένηται :

- γένηται : la diphtongue finale αι étant brève, le ton remonte sur l’élément vocalique antépénultième.

- γένηται : mais, en entrant dans le vers à la dernière place possible, le mot voit sa pénultième syllabe νη, dont la voyelle n’est pas comptée comme longue pour la place du ton, devenir dernière Thesis du vers, tandis que la dernière syllabe ται devient la catalexe, dont la quantité est traditionnellement tenue pour "indifférente" par les métriciens.

Nouvel Héraclès des Commencements Poétiques, nous arrivons au carrefour des deux routes :

- celle des Tentations : paresse devant l’inconciliable, tendance phono-logo-centrique à écraser les différences, peur de risquer l’épreuve du Chant. Le ton doit être supprimé, puisqu’il se rebelle !

- celle des Efforts : respect de la lettre des textes, comme trace modeste, imparfaite certes, mais tenace, de la voix qui les a portés ; loi du plus grand apport (plus on mise sur le texte, plus on gagnera en perception et intelligence de l’oeuvre) ; prudence devant la relativité de nos critères logiques (rien de plus historiquement marqué qu’une contradiction...)

4) Appelons retensio cette métamorphose prosodique de la simple récession tonale. L’élan rythmique du mot le porte à sa dernière syllabe, dont la mélodie anticipe la venue. [1]

Ainsi, chacun dans leurs vers respectifs (Thesis en gras) :
- ἔθηκε
- εἴην
- κῆρυξ
- Σθένελος
- πράττει

5) Dans le vers récité, à base dactylique, iambique, trochaïque et anapestique, nous trouvons donc 5 types de retensio :

a) retensio simple : le ton remonte sur l’élément vocalique bref précédant la Thesis

ex : - ἔθηκε

b) retensio longue : le ton remonte de deux éléments vocaliques brefs précédant la Thesis

ex : - Σθένελος

c) retensio ascendante : le ton remonte sur la fin de l’élement vocalique long précédant la Thesis

ex : - εἴην

d) retensio descendante : le ton remonte sur le début de l’élément vocalique long précédant la Thesis

ex : - κῆρυξ

e) retensio brève : le ton remonte sur la voyelle brève de la syllabe fermée précédant la Thesis.

ex : - πράττει

6) Appelons protensio la lecture et l’interprétation inverses de la retensio, qui efface la dominante récessive de l’intonation, et privilégie l’intégration prosodique du mot dans le vers, suivant en cela les dialectes comme l’ionien-attique, qui admettent des mots intonés sur la finale. [2] (Thesis de référence en gras)

Ainsi :

- βουλή

dans le vers :

οἰωνοῖσί τε πᾶσι, Διὸς δ᾽ ἐτελείετο βουλή

Ici l’on voit bien qu’on ne peut rattacher la syllabe intonée en Arsis à la Thesis suivante, puisqu’on est en fin de vers.

- ρώων

pour le cas d’un mot à deux Theseis. On peut très bien phraser le mot à partir de la Thesis initiale, qui se trouve être la première syllabe du vers :

ἡρώων, αὐτοὺς δὲ ἑλώρια τεῦχε κύνεσσιν

6) Nous trouvons ainsi, en miroir des types de retensio, 5 types de protensio symétriques (Thesis de référence en gras) :

a) protensio simple

ex : -μυρί᾽ dans

οὐλομένην, ἣ μυρί᾽ Ἀχαιοῖς ἄλγε᾽ ἔθηκε

b) protensio longue

ex : οὐλομένην dans le même vers, en phrasant emphatiquement l’initiale du mot en rejet

c) protensio ascendante

ex : - ρώων, dans

ἡρώων, αὐτοὺς δὲ ἑλώρια τεῦχε κύνεσσιν

en phrasant emphatiquement pour les mêmes raisons que l’exemple précédent. Le mot de type molosse (trois syllabes longues) ἡρώων dessine, par ce ώ oxyton un mouvement ascendant qui est repris, sur Thesis, donc en intensio ascendante, dans
λώρια.

d) protensio descendante

ex : - Λητοῦς dans

Λητοῦς καὶ Διὸς υἱός· ὁ γὰρ βασιλῆϊ χολωθεὶς

où la carrure du mot dans sa forme lexicale, ainsi que sa place en tête de vers, renforçant peut-être l’appui initial, nous engagent à ce phrasé rétensif.

e) protensio brève

ex : - εἰρύσσασθαι dans

χρὴ μὲν σφωΐτερόν γε θεὰ ἔπος εἰρύσσασθαι

où l’on peut phraser en protensio pour ralentir le tempo sur la Thesis du 5ème pied et souligner ainsi le phénomène singulier de l’hexamètre spondaïque.


[1Rappelons que cette catégorie recoupe à peu près celle d’accent rythmique d’A. Lukinovitch. Voir parcours 1.

[2Cette catégorie ne recoupe que partiellement celle d’accent emphatique propre à A. Lukinovitch.

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