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Oedipe Roi et le scepticisme

Marcello Santarnecchi

dimanche 11 janvier 2009

Œdipe-roi et le scepticisme

Je travaille sur le scepticisme et en particulier sur l’expression grecque « ouden mallon » qu’on trouve chez des philosophes antiques comme Pyrrhon (365-275 avant J-C), le père du scepticisme, mais aussi chez des philosophes qui ne sont pas sceptiques comme Platon. « Ouden mallon » signifie « pas plus » en grec et on l’emploie pour dire que telle chose n’est pas plus ceci que cela. On l’emploie, autrement dit, pour manifester le caractère indiscernable des choses qui m’apparaissent et l’impossibilité qu’il y a à tenir un propos sur leur être, qui se tient caché (« adelon »). Pour reprendre le mot d’Héraclite (Fragments, trad. Marcel Conche PUF 1986), « la nature aime à se cacher » derrière la tempête des apparences et l’on peut dire que la vérité n’est dès lors plus que l’ombre d’une ombre (voir aussi le mythe de la caverne, chez Platon. Les ombres qui dansent sur le mur, faisant signe vers une clarté extérieure, cachée de nos yeux et finalement plus obscure que l’obscur…).

Ce premier moment où l’on se trouve submergé par un flux d’apparences dont nous ne distinguons rien, nous laissant en proie au doute et à l’incertitude, c’est le premier moment philosophique, celui qui va nous pousser à allumer notre lanterne pour y voir plus clair, pour accéder au fond des choses et dire le vrai. Lorsque la démarche aboutit, la philosophie peut être dite « dogmatique » et lorsqu’elle n’aboutit pas, « sceptique ». L’expression « ouden mallon » est ainsi un carrefour philosophique. Pour les dogmatiques, le « pas plus » n’est qu’un premier moment qui pousse à un examen méthodique par lequel la vérité va se dévoiler derrière l’apparence. Pour les sceptiques, le « pas plus » est à la fois le premier et le dernier moment, la vérité restant hors de portée.

Dans Oedipe-roi, tout le processus classique de dévoilement de la vérité qui remonte du caché au visible, de l’inévident à l’évident est inversé. En effet, la prophétie selon laquelle Œdipe tuera son père et épousera sa mère nous met d’entrée de jeu en présence de la vérité, d’une certitude implacable. Ainsi, nous n’avons pas affaire ici à une descente de l’apparence à la vérité cachée mais au contraire une remontée d’une vérité révélée à une apparence incertaine. (La question de savoir si c’est bien Œdipe qui se trouvait à la bifurcation des routes où Laïos a été tué, etc). Il va donc s’agir de jouer et de délibérer sur les apparences. L’apparence joue donc le rôle de la vérité et la vérité le rôle de l’apparence. La vérité est en effet connue de manière superficielle et c’est ici l’apparence qui est à creuser.

Paradoxalement donc, dans cette pièce, ce qui apparaît en premier, à savoir la parole d’un vieillard aveugle, est aussi ce qu’il y a de plus certain. Et toute l’action qui va suivre la parole du vieillard, n’est pas une progression vers un point futur contingent, mais tout au contraire une régression vers la première vérité qui a été dite. C’est tout le tragique de la pièce ! Œdipe, qui ne veut pas croire la prophétie qui lui a été faite et qui agit de telle sorte qu’elle n’ait aucune chance de se réaliser, incarne un nouveau type de personnage sceptique, qu’on ne peut trouver que dans le théâtre ou dans le roman. Nous parlons de « nouveauté » ici dans le sens où le personnage d’Œdipe, certes plus ancien que Pyrrhon (le premier sceptique), nous permet d’apporter un éclairage nouveau sur le scepticisme tel qu’on le conçoit habituellement. Le sceptique classique affirme qu’il ne voit rien et n’entend rien bien qu’il essaie de voir et d’entendre. C’est le cas dans Les esquisses pyrrhoniennes de Sextus Empiricus ou encore dans les Pensées de Pascal. Œdipe, lui, y voit trop et c’est précisément ce savoir qui fait l’objet d’un refus. La tendance du premier sceptique est à la lumière tandis que la tendance d’Œdipe est à l’obscurité. Il se crèvera d’ailleurs finalement les yeux et inversement, le prophète aveugle sera, au même moment, au sommet de sa clairvoyance. Et s’il se crève les yeux, c’est pour ne pas voir le fait qu’il a toujours tout su : c’est la honte qui accable Oedipe.

L’enquête qu’Œdipe mène tout au long de la pièce n’a pas pour vocation de faire vérité mais bien plutôt de mystifier et de falsifier la vérité qu’il connaît déjà. (le fait que son père soit mort sans qu’Œdipe l’ait tué prouve que la prédiction est fausse etc.) Mais cette entreprise de falsification est elle-même doublée d’une nouvelle sorte de doute sceptique consistant à dire : « Et si c’était bien ça ? » : la prophétie continue de le hanter. Certaines choses accréditent (comme la mort du père et le témoignage qu’il s’agirait de plusieurs brigands qui ont tué Laïos) que ce n’est pas ça mais « et si c’était bien ça ? ». Le doute d’Œdipe se déploie donc à deux niveaux : il commence par douter de la prédiction et mobilise des preuves mais, une fois qu’il les détient, il doute des preuves elles-mêmes pour finalement se demander si ce n’est pas bel et bien son destin qui se réalise envers et contre toute attente). Cette version du scepticisme est paradoxale puisqu’elle est contrainte de donner du crédit, une valeur de vérité à ce qu’elle nie. Mais Œdipe croit pouvoir sortir de sa confusion intellectuelle (tout simplement parce qu’un moment futur est injecté dans le présent et que ce présent va bel et bien être reconfiguré par rapport à ce futur virtuel et donc la prédiction va être conséquente dans une certaine mesure sans pour autant être juste puisque ce qui adviendra n’est pas encore advenu) par l’action, contrebalancer les mots de l’oracle par des actes, et s’il parvient à imprimer aux événements le cours qu’il entend, il aura effectivement gagné la partie. Hélas, tous les actes qu’il accomplit pour se sauver de sa malédiction sont aussi ceux qui l’en rapprochent et la rendent inéluctable. Le dogme finalement triomphe et Oedipe, le sceptique, est obligé de rendre les armes et la couronne, et s’exiler. Œdipe a voulu s’élever contre son destin et contre les dieux, en affirmant que les choses ne sont pas ce qu’elles sont - qu’il existe donc de l’indéterminé, du « pas plus » (pour recoller au thème exact de mon mémoire ! Œdipe n’était pas plus destiné à tuer son père qu’épouser sa mère), en somme de la liberté - mais Œdipe a finalement perdu. Soit ! Il survient alors un évènement inattendu : le rideau se ferme. On s’aperçoit alors qu’effectivement, les choses ne sont pas ce qu’elles sont : c’est du théâtre. Ici se trouve, à mon avis, la ruse ultime de la pièce et le triomphe d’Œdipe. C’est comme si le sphinx revenait sur la scène et posait une toute dernière question aux spectateurs : allez-vous croire en cette pièce comme on croit au destin ou estimez-vous, comme Œdipe avant sa chute, qu’il est en votre pouvoir de décider l’avenir ? Si oui, faites donc. Mettre en scène le destin, c’est précisément se moquer de lui. Par la fatalité même d’Œdipe-roi, chaque spectateur est remis en présence de sa liberté, sa possibilité de refuser certains événements qui lui tombent dessus comme s’il s’agissait du destin pour faire valoir une capacité d’agir.

Marcello Santarnecchi, étudiant de philosophie, Université de Rouen

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