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L’espace théâtral dans Oedipe-Roi de Sophocle

par Capucine de Lascoups, Université de Rouen

dimanche 11 janvier 2009

Introduction

Dans le cadre de mon mémoire sur les jardins romains dans l’Antiquité, j’ai cherché à lier la pièce de théâtre, Œdipe-Roi, au jardin en tant qu’espace de représentation pouvant donner lieu à des mises en scène. Dans certains parcs antiques, la nature pouvait donner lieu à un véritable spectacle. En effet, le jardin est un décor mouvant : comme au théâtre, nous assistons aux entrées et sorties des personnages qui sont ici les saisons. Dans les parcs à gibier, par exemple, la nature pouvait parfois être mise en scène. Ainsi, en plein repas, les convives pouvaient soudain se retrouver entourés d’une multitude d’animaux après que le maître des lieux leur eut donné le signal (Res Rusticae, III, 13, Varron) [1]. C’est la nature qui joue, ici, le rôle de protagoniste.

Le jardin, nous l’avons vu est un lieu de mise en scène, une sorte d’espace scénique où les personnages sont en perpétuel mouvement et peuvent donner la place à d’autres personnages.

C’est dans cette optique que je me suis intéressée aux lieux présents dans Œdipe-Roi : lieux géographiques, lieux de pouvoirs politiques ou religieux, et enfin, lieux tragiques.

I.Les lieux géographiques.

Les personnages sont inscrits dans des espaces réels que connaissent les spectateurs de l’époque :

-  tout d’abord, le lieu où se déroule la pièce, Thèbes qui n’est jamais nommée directement. En effet, dans le prologue, elle est associée, sous forme de périphrase par le prêtre de Zeus, à Cadmos, son fondateur (« astu Kadmeion » v.35, la ville de Cadmos ). Certains mots la désignent en tant que lieu politique, « polis », la cité (v.22) ou en tant que terre nourricière, « chtonos », la terre (v.25) ou encore en tant que terre sur laquelle Œdipe règne, « gê » (v. 47) ou « gês » (v.54). La ville nous est décrite par ses lieux de pouvoirs : « agoraisi » (v. 20), les places de Thèbes, « pros te Pallados diplois naois » (v.20-21), « devant les temples consacrés à Pallas » ou par un lieu en rapport avec le crime, lieu où se trouvait la Sphinge quand Œdipe est entré dans Thèbes pour la première fois, désigné par un déictique aux vers 391-392, « enthadé », « ici même ».

-  puis, les lieux évoqués dans la pièce et qui ont une importance dans la résolution de l’énigme : le Cithéron, Corinthe, Delphes, la Phocide.

Les lieux que nous venons de mentionner sont pour certains des lieux de pouvoirs politique et religieux, et ce sera l’objet de ma deuxième partie.


II.Les lieux de pouvoirs politique et religieux.

Le prologue s’ouvre sur un lieu politique : le palais (lieu du pouvoir royal), ses marches,« edras » (v.2 et 3), sur lesquelles sont assis les enfants suppliants, représentants du peuple et de la ville (le lieu du peuple), « polis » (v.4). Les enfants, par leur place dans l’espace scénique se trouvent ainsi en position d’infériorité face à leur roi, Œdipe, qui, debout, sur une estrade symbolisant le seuil du palais, est surélevé par rapport à eux. Au début du second épisode, Œdipe réapparaît sur le seuil du palais et se répand en injures contre Créon qu’il aperçoit et le relègue au rang de traître. On peut imaginer Créon s’apprêtant à franchir le seuil du palais et Œdipe, ne lui permettant pas de le franchir, une manière pour Œdipe de rappeler à Créon qu’il s’agit de son palais, symbole du pouvoir qu’il incarne.

Une certaine hiérarchie est respectée. Le pouvoir religieux est ici symbolisé par la place que tient le prêtre au milieu des enfants, comme la didascalie nous le précise et, par l’évocation des temples consacrés à Pallas qui se trouvent sur l’agora de Thèbes (v.20).

Les lieux extérieurs mentionnés dans l’œuvre ont aussi un pouvoir politique et religieux : Delphes est le sanctuaire, le lieu de l’oracle. D’ailleurs, Œdipe y envoie Créon (v.70, « es ta Puthica ») et lui-même, en quête de ses origines, y était allé lorsqu’il avait quitté Corinthe (v.788). Quant à Corinthe, elle est un lieu de pouvoir politique puisqu’elle est le royaume de Polybe, père adoptif d’Œdipe.

Les personnages peuvent être écartés parfois des lieux de pouvoirs par la volonté d’autres personnages ou par leur propre volonté.Ils sont contraints à l’exil. Tout d’abord, Œdipe veut y contraindre Créon , en tout cas, en évoque la possibilité : (v.639-643), « gês apôsai patridos », « m’éloigner de mon pays ». C’est aussi le sort que réserve Œdipe aux assassins de Laïos (v. 309, « phugadas », « exil »). Puis c’est Œdipe lui-même qui évoque la possibilité de son exil, quand le chœur s’adresse à lui après l’agôn qui l’a opposé à Créon (v.659 « phugein ek têsdé gês », « être exilé de cette terre »). A la mort de Jocaste, il en arrive même à le souhaiter avec « ripsôn », « m’exilant », de « riptô », « jeter, rejeter, lancer au loin » (v.1290), terme réutilisé au vers 1436 et qui, parce qu’il est un terme concret incombant un geste physique (contrairement à « phugadas », terme abstrait désignant la sentence politique en elle-même), renforce le tragique de la scène.

Les lieux de pouvoir peuvent contribuer au tragique de la pièce et être considérés comme des lieux tragiques, c’est ce que j’aborderai en troisième partie.


III.Les lieux tragiques.

Les marches du palais participent au tragique de la pièce puisque ce sont sur elles que sont assis les suppliants qui viennent demander, au début du prologue, à Œdipe de sauver leur cité. Le tragique est renforcé par la manière dont la souffrance de la cité nous est décrite, tout d’abord avec la métaphore maritime aux vers 22-23 : « saleuei », signifiant « être agitée d’un mouvement de roulis » ou « salou », « l’agitation des flots », puis, avec l’image de la stérilité dont la terre est atteinte avec l’anaphore « phtinousa » (v.25-26), « se consumant, périssant ». La perte de la fécondité est une des préoccupations du prêtre, dans le prologue, notamment, celle de la nature (« kaluxin encarpois chtonos », « la terre en ses germes qui produisent des fruits »). La fécondité de la nature c’est un thème qui , à l’époque cicéronienne, tiendra à cœur Varron, notamment, dans son ouvrage Res Rusticae, au livre I, quand il parle de l’Italie comme d’une terre prospère et frugifère. Varron va même jusqu’à rapprocher dans De sermone latino, l’étymologie de « hortus », « le jardin », de « orior », « naître ». Le jardin est pour lui, le lieu de la fécondité. Thèbes, est donc, comme nous l’avons vu atteinte physiquement. D’ailleurs, la métaphore de la maladie dont souffre Thèbes en atteste : à trois reprises, Œdipe évoque la souffrance de la cité en y associant celle du peuple à la sienne : v.60-61, « noseite », « nosountes », « nosei » de « noseô » qui signifie « être malade ». Et c’est Œdipe qui peut guérir le mal qui ronge Thèbes, il est le médecin de la cité et lui propose un remède « iasin »,v.68, que Créon est parti chercher à Pythô. Mais, malheureusement, la cité, selon Phoebos est atteinte d’un mal « anêkeston », v.98, c’est-à-dire « incurable ».

Certains lieux dans la pièce sont des lieux tragiques en ce qu’ils sont liés au crime. Tout d’abord, Thèbes y est associée puisque les criminels, selon Apollon, s’y trouvent (v.110). Puis, certains lieux sont évoqués par Œdipe qui mène l’enquête, comme étant des lieux où se serait peut-être déroulé le crime : v.112, « en oikois », « chez lui », « en agrois », « à la campagne », « gês ep’allês », « hors du pays ». L’hypothèse est avancée par Créon que ce serait sur la route qui le menait à l’oracle que Laïos aurait été assassiné (v.115). Mais, Jocaste, par la suite va annoncer à Œdipe que Laïos a été tué au pays de la Phocide, au carrefour de deux chemins, l’un venant de Delphes, l’autre de Daulia (second épisode). Enfin, le lieu où s’accomplit une partie de l’oracle, par conséquent, une partie du crime, c’est le palais et plus particulièrement la chambre nuptiale où Œdipe et sa mère, Jocaste ont engendré des enfants (accomplissement du crime incestueux), cette chambre où Œdipe avait lui-même été conçu par Jocaste et Laïos, où Jocaste se pend et où Œdipe se crève les yeux par refus de voir l’horreur de son crime.

Dans la pièce apparaissent des lieux d’ironie tragique : le Cithéron où Œdipe aurait dû périr pour que l’oracle ne s’accomplisse pas, Corinthe où Œdipe pense qu’il est né et qu’il quitte croyant pouvoir déjouer l’oracle.

Tous ces lieux que je viens d’évoquer sont cités par les personnages dans un lieu unique qui est le lieu scénique qui lui aussi contribue au tragique de la pièce.
L’espace scénique est un lieu qui assiste aux entrées et sorties de ses personnages. Pour reprendre l’image que j’avais employée dans mon introduction, il est comme le jardin qui voit entrer et sortir les saisons. A chaque moment important dans l’avancée de l’enquête, Œdipe est sur scène :Œdipe rencontre Tirésias qui lui annonce que c’est lui le criminel même s’il ne veut pas l’entendre. La stichomythie entre Créon et Œdipe fait venir Jocaste sur scène qui tente d’apaiser les tensions et apporte à Œdipe un nouvel élément à l’enquête : le lieu du crime. Quand arrive le Corinthien, Œdipe sort du palais et le rejoint : c’est alors qu’ Œdipe découvre que son père n’était pas Polybe mais que trouvé au Cithéron, il fut remis des mains d’un berger, serviteur de Laïos au Corinthien. Avant que s’engage ce dialogue, Jocaste était rentrée dans le palais de peur de découvrir la vérité, le palais, espace clos, intime, fermé aux yeux du spectateur en opposition avec l’espace scénique, lieu ouvert où l’enquête que mène Oedipe se déroule sous le regard du spectateur. Dans l’exodos, on apprend par le biais d’un messager sortant du palais, la mort de Jocaste, la mort n’étant pas montrée sur scène. Juste avant, Œdipe était rentré dans le palais et s’y était crevé les yeux. Lorsqu’ Œdipe sort du palais et s’expose au public les yeux ensanglantés, en même temps il se cache par sa cécité.

C’est un dévoilement en même temps qu’une dissimulation. Enfin, Œdipe rentre dans le palais. Créon cherche ainsi à l’éloigner du peuple, commence alors le début de son exil.

Conclusion

Ne dit-on pas parfois des jardins qu’ils sont de véritables « théâtres de verdure » ? Dans l’antiquité romaine, ce sont les « topiarii », des jardiniers décorateurs qui étaient chargés d’aménager les jardins. Ils composaient leurs jardins comme de véritables mises en scène. Cicéron faisait référence à leur art dans une lettre qu’il avait adressée à son frère (ad fratrem Quintum,III) : « Topiarium laudavi : ita omnia convestitit hedera, qua basim villae qua intercolumnia ambulationis ut denique illi palliati topiariam facere videantur et hederam vendere », « je fis des compliments au « jardinier » : il a tout revêtu de lierre, tant la terrasse sur laquelle s’élève la villa que les espaces entre les colonnes de la promenade, si bien que, finalement, les statues grecques ont l’air de « pratiquer l’ars topiaria » et de vendre du lierre ». Cicéron assiste là à une représentation digne des représentations théâtrales avec son décor et ses acteurs qui sont ici les statues grecques. Le théâtre a influencé le jardin : nous l’avons vu dans Œdipe-Roi, notamment sur le plan des entrées et sorties des personnages, mais le jardin aussi a influencé le théâtre : Thèbes, dans la pièce, représente le jardin stérile qui, une fois le fléau combattu, redeviendra fécond.

Capucine de Lascoups, étudiante de Lettres Classiques, Université de Rouen

Bibliographie

- étude sur les liens entre le jardin et le théâtre :

Pierre GRIMAL, Les jardins romains à la fin de la République et aux deux premiers siècles de l’Empire, Essai sur le naturalisme romain, Paris, éd. E. de Boccard,1943.

Cic., Ad fratrem Quintum, III, in Les jardins romains de Pierre Grimal, p.95.

- anecdote sur les parcs à gibier :

Varron, R.R.,III,13 in Les jardins romains de Pierre Grimal, p.310.

- article sur la fécondité de la nature :

Varron, R.R.,I,2 (sur la fertilité de l’Italie) et Varron, De sermone latino, fr.29 (sur le rapprochement étymologique d’« hortus » et d’« orior ») in « Varron et les horti, images de la structuration de l’espace de la ville », par Sylvie Agache, Colloque de Caen, 2000.


[1« Il a sur le territoire de Laurente un bois de plus de cinquante arpents, entouré de murailles(…). Au milieu des bois est une espèce d’élévation, où l’on avait disposé trois lits, et où l’on nous servit à souper. Quintus fit venir Orphée, qui arrive en robe longue la cithare à la main, et qui, sur l’ordre qu’il en reçoit, se met à sonner d’une trompette. Au premier son de l’instrument nous nous voyons entourés d’une multitude de cerfs, de sangliers et autres bêtes fauves ; si bien que le spectacle ne nous parut pas au-dessous des chasses sans bêtes féroces, dont les édiles nous donnent quelquefois le plaisir au grand cirque. »

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