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La brève improbable d’Homère
vendredi 14 décembre 2007
Dès les premières tentatives de scansion automatisée de l’hexamètre d’Homère, il nous est apparu que les règles imposées au programme ne suffiraient pas à réaliser une scansion parfaite.
Au contraire, tout ce qui sortait de la règle prenait un intérêt particulier. C’était même le plus important.
Une des règles principales est qu’une voyelle brève en syllabe ouverte ne saurait être longue sans aller à l’encontre de toute la prosodie grecque.
Examinons les données homériques, telles que le programme Scande&Chante nous les sort.
Il.1.44 βῆ δὲ κατ´ Οὐ̮λύμποιο καρήνων χωόμενος κῆρ,
Dans ce cas, l’allongement supposé (et entériné par la graphie Οὐ̮λύμποιο) est dû au mètre. Ce type d’allongement fait coexister une forme avec Οὐ̮λ- initial et une forme avec Ολ-., lorsque le mot est trisyllabe.
Généralement, les philologues supposent que l’allongement est une pratique normale des aèdes, lorsque la métrique les y contraint. Il faut noter que cet allongement a lieu au temps fort.
Même configuration pour le nom d’Apollon, dont l’initiale est brève partout chez Homère où le mot est trisyllabe. Mais le nom décliné compte une syllabe de plus et son α- initial doit être considéré comme long au temps fort.
Il.1.14 στέμματ´ ἔχων ἐν χερσὶν ἑκηβόλου Ἀ̮πόλλωνος
La forme quadrisyllabe se rencontre en fin de vers, mais également en cours de vers.
Autre cas de figure : afin d’éviter une suite de trois brèves, on suppose que l’une d’entre elles est allongée au temps fort.
Il.1.45 τόξ´ ὤμοισιν ἔχων ἀμφηρεφέα̮ τε φαρέτρην·
Le procédé vaut pour l’α- privatif d’un mot capital dans l’épopée, α- privatif qui est toujours bref partout ailleurs dans la poésie grecque et qui n’est long que dans l’épopée par une convention particulière (ou chez les lyriques par imitation de l’épopée).
Il.1.265 Θησέα τ´ Αἰγεΐδην, ἐπιείκελον ἀ̮θανάτοισιν·
Et avec le préverbe ἀ̮πο- dans la même configuration métrique :
Il.2.113 Ἴ̱λιον ἐκπέρσαντ´ εὐτείχεον ἀ̮πονέεσθαι,
Ou encore :
Il.2.337 ὦ πόποι ἦ δὴ παισὶν ἐοικότες ἀ̮γοράασθε
C’est aussi le cas du mot trisyllabe ἀ̮νέρας.
Il.1.262 οὐ γάρ πω τοίους ἴδον ἀ̮νέρας οὐδὲ ἴδωμαι,
Pourtant, ce mot pourrait entrer dans l’hexamètre devant consonne sous la forme d’un anapeste. Créer à partir de ce tribraque un dactyle témoigne de la plasticité de la langue, ou de l’efficacité du procédé.
Dans certains cas, l’aède fait alterner à l’intérieur du même vers la forme à voyelle brève, et la forme à voyelle brève allongée au temps fort. C’est ainsi que l’on observe la fameuse répétition du nom d’Arès en tête d’hexamètre :
Il.5.31 Ἄ̮ρες Ἄρες βροτολοιγὲ μιαιφόνε τειχεσιπλῆτα
Incontestablement, c’est un procédé d’aède. Homère ici recourt à un procédé exceptionnel et expressif.
Parfois, lorsque la quantité n’est pas clairement définie par les dictionnaires, qui se fondent sur la quantité homérique, on peut proposer de voir le même procédé à l’oeuvre (avec même un redoublement du procédé dans le vers), et de valoriser ainsi une quantité brève perçue de manière très particulière dans ce type d’"allongement" :
Il.2.167 βῆ δὲ κατ´ Οὐ̮λύμποιο καρήνων ἀ̮ΐξα̱σα·
Partout où un mot possède une voyelle de quantité tantôt brève, tantôt longue au temps fort, on est en droit d’établir que la quantité naturelle est brève et qu’elle ne devient longue qu’au prix d’un artifice - que nous avons du mal à percevoir.
Il en est ainsi du mot ὕ̮δωρ, dont le υ- est habituellement bref :
Il.2.307 κα̱λῇ ὑπὸ πλατανίστῳ ὅθεν ῥέεν ἀγλαὸν ὕ̮δωρ
Ce phénomène est suffisamment rare pour présenter un caractère particulier, expressif, si les statistiques que donne le programme Scande&Chante sont vérifiées par les relectures en cours : Iliade : 787 vers ; Odyssée : 399 vers ; total : 1186 vers.
Il est remarquable que, des différents genres poétiques grecs, seule l’épopée a autorisé cette entorse aux lois de la métrique.