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Le privilège du temps fort
vendredi 14 décembre 2007
Pierre Fortassier, auteur de l’Hiatus expressif dans l’Iliade et dans l’Odyssée, mort en 1998, a développé, dans une communication présentée au colloque Milman Parry de Grenoble, la notion de "privilège du temps fort".
Bien que le plus souvent, comme nous l’avons déjà dit, les études de métrique amoindrissent ou passent sous silence le rôle du temps fort, il reste qu’un certain nombre de faits prosodiques, phonétiques de l’épopée homérique sont directement liés à lui.
1. Au temps fort, ou thesis, il y a en principe toujours, dans l’épopée dactylique, une syllabe longue. Contrairement à ce qui se passe dans les vers anapestiques du drame attique, où une longue peut être résolue en deux brèves, cette longue de l’épopée ne saurait être résolue.
Sur les raisons de cette impossibilité, on ne s’étendra pas. Les philologues (Ruijgh, West) se disputent pour savoir si cette longue au temps fort est plus ou moins longue que la durée des deux brèves, contractées ou non en longue, au temps faible.
2. Au temps fort, une brève finale devant sonante intiale (m, n, l, r, et même w) voit cette sonante se géminer.
Exemples :
Il.1.233 ἀλλ´ ἔκ τοι ἐρέω καὶ ἐπὶ-μμέγαν ὅρκον ὀμοῦμαι·
Le cas suivant est également attesté sur les papyrus sous la forme ἐνὶμμεγάροισιν :
Il.1.396 πολλάκι γάρ σεο πατρὸς ἐνὶ-μμεγάροισιν ἄκουσα
Avec la sonante /l/ :
Il.2.44 ποσσὶ δ´ ὑπὸ-λλιπαροῖσιν ἐδήσατο κα̱λὰ πέδι̱λα
Avec la sonante /n/ :
Il.17.594 μαρμαρέην, Ἴ̱δην δὲ κατὰ-ννεφέεσσι κάλυψεν,
Avec la sonante r :
Il.1.437 ἐκ δὲ καὶ αὐτοὶ βαῖνον ἐπὶ-ῥῥηγμῖνι θαλάσσης,
Triple exemple de gémination de sonante au temps fort dans un même hexamètre :
Il.22.307 τό̮-FFοἱ ὑπὸ-λλαπάρην τέτατο-μμέγα τε στιβαρόν τε,
Autre exemple avec le /w/ (noté F) sous-entendu par nos éditions :
Il.17.213 βῆ ῥα μέγα FFἰFάχων· ἰνδάλλετο δέ σφισι πᾶσι
3.La gémination se produit aussi parfois à l’intérieur d’un mot, à l’initiale du radical, dans quelques cas particuliers.
Il.10.572 αὐτοὶ δ´ ἱδρῶ πολλὸν ἀπε̟νίζοντο θαλάσσῃ
Il.17.599 ἄκρον ἐπι̟λίγδην· γράψεν δέ οἱ ὀστέον ἄχρις
4. La gémination se produit également avec une sonante finale devant césure.
Exemples :
Il.14.349 πυκνὸν καὶ μαλακόνν, ὃς ἀπὸ χθονὸς ὑψόσ´ ἔεργε.
Ici, à la penthémimère, il faut supposer l’existence d’une pause qui prévient la synaphie prosodique - l’enchaînement sonante finale du mot μαλακόν et initiale vocalique du relatif ὃς, qui aurait ouvert la syllabe finale de μαλακόν en la rendant brève.
Parfois, les philologues comparent ce phénomène à celui-ci :
Il.14.234 ἠμὲν δή ποτ´ ἐμὸν Fἔπος ἔκλυες, ἠδ´ ἔτι καὶ νῦν
à scander ainsi :
Il.14.234 ἠμὲν δή ποτ´ ἐμὸνν ἔπος ἔκλυες, ἠδ´ ἔτι καὶ νῦν
La perte du digamma initial attestée en ionien-attique dès les premiers témoignages alphabétiques aurait, par analogie, généré d’autres cas de gémination du -/n/ final devant initiale vocalique. Mais on peut aussi faire le raisonnement inverse. La gémination d’une sonante finale au temps fort, devant voyelle initiale, procédé assez fréquent à la césure, aurait pu être appliquée dans certains cas devenus problématiques après amuïssement du digamma, à d’autres endroits que la césure.
Dans certains cas, on ne sait s’il y a un digamma initial, mais à l’époque classique, on a bien dû composer avec son absence, et géminer le -/n/ final malgré l’absence de pause.
Od.23.339 οἳ δή μιν περὶ κῆρι θεὸν ὣς τι̱μήσαντο
P. Fortassier fait justement porter son article sur ὣς postposé, et reproche à Milman Parry d’avoir voulu introduire un digamma initial, alors que le temps fort suffit, d’après lui. Il est vrai que le "privilège du temps fort" est tel qu’il permet dans certains cas, et sans aucune gémination de sonante, d’obtenir une syllabe très particulière ayant valeur de longue.
5. Une brève au temps fort peut être considérée comme longue, par "allongement" (cf. nous avons contesté la valeur de cet allongement dans l"article "Une brève improbable"). Quoi qu’il en soit, c’est une caractéristique de l’épopée que de pouvoir placer une brève au temps fort avec "valeur de longue".
Od.3.230 Τηλέμαχε̮, ποῖόν σε ἔπος φύγεν ἕρκος ὀδόντων.
On notera sur cet exemple l’absurdité qu’il y aurait à "allonger" réellement le -ε final du vocatif.
De même, dans l’exemple fameux où Aphrodite blessée s’adresse à son frère Arès sur le champ de bataille, l’utilisation de la brève en place de longue joue un rôle expressif très particulier, à l’intérieur d’un vers marqué par la présence de nombreuses voyelles brèves en syllabe fermée :
Il.5.359 φί̮λε κασίγνητε̮ κόμισαί τέ με δός τέ μοι ἵππους
Conclusion provisoire :
Comment expliquer le phénomène de la gémination au temps fort ? Dans certains cas, l’origine phonétique de mots à initiale *sn->n-, ou *wr->r-, peut expliquer l’insertion particulière de ces mots dans l’hexamètre. Il reste que l’hexamètre était viable à la période historique, bien après l’évolution de ces groupes, et que le phénomène reste consigné au temps fort.
Le fait qu’un aède puisse jouer sur la sonante au temps fort et non pas au temps faible prouve que l’aspect quantitatif de cette poésie ne suffit pas à expliquer le système de différenciation introduit par l’alternance temps fort / temps faible. Les tenants d’un ictus intensif ont sans doute là un de leurs meilleurs arguments. L’intensité n’est pas essentielle dans la métrique grecque, mais il serait absurde de vouloir l’exclure de toute articulation vocale rythmée. La pulsation crée un renforcement de l’énergie sur la longue au temps fort. Et c’est souvent de l’intensité qui pallie le défaut de durée, comme on le voit dans les syllabes fermées, où il ne saurait y avoir d’allongement. E. Lascoux a bien étudié ce phénomène à propos des syllabes fermées en /s/.
La gémination de la sonante prouve que l’aède ménage ses voyelles brèves, et les maintient telles en syllabe longue.
La gémination de la sonante finale prouve que l’aède fait des pauses dans son hexamètre.
La brève au temps fort est l’exception la plus spectaculaire. Si l’on considère que l’aède maintient la quantité de la voyelle, il introduit une tension très particulière, expressive incontestablement.