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Césure et diérèse au troisième pied
lundi 28 avril 2008
La fonction de la césure et la manière dont elle peut se manifester dans la restitution orale de l’hexamètre est l’objet de débats intéressants et fructueux pour la compréhension de la nature de la poésie épique [1]. L’analyse qui suit vise à apporter quelques éléments supplémentaires à ces investigations.
Partons de l’hypothèse qu’un hexamètre est scindé en deux côla qui se succèdent aux alentours du milieu du vers, séparés par un intermot en position penthémimérique, notée H3, ou trochaïque au troisième pied (T3) constituant la césure du vers. L’absence, relativement rare (1.2% des vers), d’intermot à l’une ou l’autre de ces positions caractérise, selon certains, un vers "sans césure" [2]. Celui-ci possède toujours, à une exception près (cf. infra), un intermot en position hepthémimérique (H4), associé selon M.L. West à la présence d’un long mot au milieu du vers [3]. Une fin de mot en diérèse après le troisième pied (D3) est « évitée après un troisième pied dactylique et exclue s’il est spondaïque » [4], car elle tend à rompre l’unité de la scansion de l’hexamètre.
Examinons d’abord comment Homère s’accomode de la césure pour placer les mots contenant 4 syllabes ou plus.
Remarquons que les fins de mots en D3, bien que nettement moins mombreuses qu’en H3, T3 ou H4, restent assez fréquentes. Cf colonne 2 du tableau qui présente le nombre d’occurrences des positions des intermots dans l’Iliade et l’Odyssée.
La colonne 3 du tableau donne le nombre d’occurrences des positions des fins de mots d’au moins 4 syllabes : D3 n’en contient aucune.
La colonne 4 donne le nombre d’occurrences des positions des débuts de ces mêmes mots.
position | intermots | fin mots > 4 syll. | début mots > 4 syll. |
---|---|---|---|
début de vers | 2358 | ||
H1 | 10686 | 571 | |
T1 | 8260 | 1616 | |
D1 | 15032 | 3300 | |
H2 | 17048 | 2099 | 2854 |
T2 | 4526 | 305 | 99 |
D2 | 6640 | 127 | 83 |
H3 | 13994 | 3800 | 2434 |
T3 | 16800 | 4271 | 6160 |
D3 | 6345 | 0 | 1037 |
H4 | 13389 | 279 | 3117 |
T4 | 1291 | 112 | 115 |
D4 | 16904 | 5679 | 3266 |
H5 | 8098 | 2585 | 3480 |
T5 | 13624 | 2908 | |
D5 | 8381 | 1360 | |
H6 | 1090 | 347 | |
fin du vers | 6618 |
La grande proportion de vers ayant des fins de mot en H3 ou en T3 permet de comprendre la rareté des mots d’au moins 4 syllabes débutant en D2 ou finissant en D3, mais ne permet pas de prévoir leur absence totale en D3.
On observe par ailleurs que tous les vers, à l’exception d’un seul, possèdent une fin de mot en H3, T3 ou H4. Voici ce vers exceptionnel :
Il.15.18 ἦ͢ οὐ μέμνῃ ὅτε τ´ ἐκρέμω ὑψόθεν, ἐκ δὲ ποδοῖιν
Il possède un mot de trois syllabes finissant en D3, avec abrègement en hiatus de sa syllabe finale.
Il existe 333 vers ayant une fin de mot en H4 et pas en H3 ni en T3. Les mots de 4 syllabes et plus finissant en D3 devraient faire partie de ces vers qui auraient donc une fin de mot en D3 et en H4. Ces mots devraient donc être suivis d’un monosyllabe à la thesis du 4ème pied : on trouve 1891 vers comportant ce monosyllabe. Rien ne nous oriente vers une compréhension de l’absence de ces mots longs finissant en D3.
Les vers ne présentant pas d’intermot en H3, T3 ni D3 sont au nombre de 332, tous ont un intermot en H4 : les mots finissant en H4 ont un nombre de syllabes supérieur ou égal à 3 ; ils enjambent allègrement les césures H3 et T3.
Ces observations suggèrent que H4 pourrait être considéré comme un endroit possible de césure « par défaut », en l’absence d’intermot en H3 et T3 : à une exception près tous les vers possèderaient une césure, et l’absence en D3 de fins de mots assez longs pour traverser H3 et T3 serait due au souci, systématique, d’éviter le risque d’une impression de fin de vers au milieu de l’hexamètre.
Cependant cette conclusion doit être relativisée si l’on tient compte du fait que l’on peut distinguer les intermots suivant leur « aptitude à réaliser une coupure ».
Les intermots concernant un mot suivi d’un postpositif, un prépositif suivi d’un mot, ou encore un mot abrégé en hiatus, présentent une marque particulière de lien entre les mots, peu propice à la constitution d’une césure. Convenons de caractériser ces situation par l’expression « intermot faible », la situation complémentaire étant nommée « intermot fort ». A priori, les élisions pourraient aussi caractériser des intermots « faibles », mais il a été observé que les césures impliquant une élision sont assez fréquentes [5].
Le programme Scande&Chante indique probablement correctement les intermots impliquant les enclitiques, les postpositifs et les proclitiques. En revanche la catégorie des prépositifs est incertaine et incomplète, car les « prépositions » ont été systématiquement supposées en position prépositive, même si elles ont en réalité des fonctions adverbiales. De plus nombre de mots, tels les articles non proclitiques, n’ont pas été inclus dans cette catégorie. Aussi la distinction « fort », « faible » est actuellement entachée d’erreurs et il convient de prendre les informations correspondantes et les exemples comme indicatifs. Stephan Hagel effectué ce travail d’identification pour la présentation de ses statistiques [6].
Examinons de plus près la nature des mots se terminant en D3 dans les 6345 vers concernés.
On ne trouve qu’un exemple de mot à 3 syllabes, qui se trouve être abrégé en hiatus : il s’agit du vers Il.15.18 présenté plus haut, qui ne possède pas de fin de mot en H3, T3 ni H4.
On ne trouve aucun mot à 2 syllabes longues.
On trouve 1959 occurrences de mots à 2 syllabes brèves. 1239 d’entre eux ont un intermot fort. Si l’intermot en H3 est « faible », on pourrait être tenté de reporter la « césure » de H3 à D3. On observe 10 vers où cette situation se présente :
Il.1.53 Ἐννῆμαρ μὲν ἀνὰ στρατὸν ᾤχετο κῆλα θεοῖο,
Il.13.8 οὐ γὰρ ὅ γ´ ἀ̮θανάτων τινα ἔλπετο ὃν κατὰ θυ̱μὸν
Il.15.607 ἀφλοισμὸς δὲ περὶ στόμα γίγνετο, τὼ δέ οἱ ὄσσε
Il.20.35 Ἑρμείας, ὃς ἐπὶ φρεσὶ πευκαλίμῃσι κέκασται·
Il.21.10 ὄχθαι δ´ ἀμφὶ περὶ μεγάλ´ ἴ̱αχον· οἳ δ´ ἀλαλητῷ
Il.23.191 σκήλει´ ἀμφὶ περὶ χρόα ἴ̱νεσιν ἠδὲ μέλεσσιν.
Od.4.544 κλαῖ´, ἐπεὶ οὐκ ἄνυσίν τινα δήομεν· ἀλλὰ τάχιστα
Od.8.17 ἀγρομένων· πολλοὶ δ´ ἄρα θηήσαντο ἰδόντες
Od.18.376 εἰ δ´ αὖ καὶ πόλεμόν ποθεν ὁρμήσειε Κρονί̱ων
Od.19.211 ὀφθαλμοὶ δ´ ὡς εἰ κέρα ἕστασαν ἠὲ σίδηρος
On remarque qu’aucun de ces vers ne présente d’intermot en H4.
Les monosyllabes brefs sont au nombre de 2703. Parmi eux 663 ont un intermot « fort » en D3 :
a) 28 de ceux-ci sont précédés d’un intermot faible en T3 et d’une absence d’intermot en H3 :
Il.1.179 οἴκαδ´ ἰὼν σὺν νηυσί τε σῇς καὶ σοῖς ἑτάροισι
Il.3.205 ἤδη γὰρ καὶ δεῦρό ποτ´ ἤλυθε δῖος Ὀδυσσεὺς
Il.3.252 ἐς πεδίον καταβῆναι ἵν´ ὅρκια πιστὰ τάμητε·
Il.5.360 ὄφρ´ ἐς Ὄλυμπον ἵκωμαι ἵν´ ἀ̮θανάτων ἕδος ἐστί.
Il.6.510 ὤμοις ἀ̮ΐσσονται· ὃ δ´ ἀγλαΐηφι πεποιθὼς
Il.9.101 κρηῆναι δὲ καὶ ἄλλῳ, ὅτ´ ἄν τινα θυ̱μὸς ἀνώγῃ
Il.9.452 παλλακίδι προμιγῆναι, ἵν´ ἐχθήρειε γέροντα.
Il.10.453 οὐκέτ´ ἔπειτα σὺ πῆμά ποτ´ ἔσσεαι Ἀργείοισιν.
Il.10.455 ἁψάμενος λίσσεσθαι, ὃ δ´ αὐχένα μέσσον ἔλασσε
Il.15.207 ἐσθλὸν καὶ τὸ τέτυκται ὅτ´ ἄγγελος αἴσιμα εἰδῇ.
Il.15.267 ὤμοις ἀ̮ΐσσονται· ὃ δ´ ἀγλαΐηφι πεποιθὼς
Il.18.136 ἠῶθεν γὰρ νεῦμαι ἅμ´ ἠελίῳ ἀνιόντι
Il.19.304 λισσόμενοι δειπνῆσαι· ὃ δ´ ἠρνεῖτο στεναχίζων·
Il.20.466 νήπιος, οὐδὲ τὸ ᾔδη ὃ οὐ πείσεσθαι ἔμελλεν·
Il.21.279 ὥς μ´ ὄφελ´ Ἕκτωρ κτεῖναι ὃς ἐνθάδε γ´ ἔτραφ´ ἄριστος·
Il.22.141 ἣ δέ θ´ ὕπαιθα φοβεῖται, ὃ δ´ ἐγγύθεν ὀξὺ λεληκὼς
Il.23.668 ἡμίονον δ´ οὔ φημί τιν´ ἀξέμεν ἄλλον Ἀχαιῶν
Od.1.69 Κύκλωπος κεχόλωται, ὃν ὀφθαλμοῦ ἀλάωσεν,
Od.3.146 νήπιος, οὐδὲ τὸ ᾔδη, ὃ οὐ πείσεσθαι ἔμελλεν·
Od.3.323 ἀλλ´ ἴθι νῦν σὺν νηΐ τε σῇ καὶ σοῖσ´ ἑτάροισιν·
Od.4.699 μνηστῆρες φράζονται, ὃ μὴ τελέσειε Κρονί̱ων·
Od.4.821 ἢ ὅ γε τῶν ἐνὶ δήμῳ, ἵν´ οἴχεται, ἢ ἐνὶ πόντῳ·
Od.5.259 ἱστία ποιήσασθαι· ὁ δ´ εὖ τεχνήσατο καὶ τά.
Od.6.31 ἀλλ´ ἴομεν πλυνέουσαι ἅμ´ ἠόϊ φαινομένηφι·
Od.16.270 ἀλλὰ σὺ μὲν νῦν ἔρχευ ἅμ´ ἠόϊ φαινομένηφι
Od.19.20 νῦν δ´ ἐθέλω καταθέσθαι, ἵν´ οὐ πυρὸς ἵξετ´ ἀϋ̱τμή."
Od.22.48 ἀλλ´ ὁ μὲν ἤδη κεῖται, ὃς αἴτιος ἔπλετο πάντων,
Od.24.9 ὣς αἱ τετρι̱γυῖαι ἅμ´ ἤϊσαν· ἦρχε δ´ ἄρα σφιν
Parmi ceux-ci seuls trois vers présentent un intermot fort en H4.
b) - 2 sont précédés d’intermots faibles en H3 et T3 :
Il.3.220 φαίης κε ζάκοτόν τέ τιν´ ἔμμεναι ἄφρονά τ´ αὔτως.
Od.3.359 ἀλλ´ οὗτος μὲν νῦν σοι ἅμ´ ἕψεται, ὄφρα κεν εὕδῃ
Aucun ne contient d’intermot en H4.
Les monosyllabes longs sont au nombre de 1681.
Dans 800 cas, il s’agit d’un intermot « fort ». Les vers correspondants semblent être en contradiction avec l’affirmation de Jean Irigoin rapportée au début du présent article stipulant que l’intermot en D3 est exclu lorsque le troisième pied est spondaïque.
On trouve 3 vers pour lesquels D3 est fort et H3 est faible :
Il.19.96 ἀνδρῶν ἠδὲ θεῶν φα̱σ´ ἔμμεναι· ἀλλ´ ἄρα καὶ τὸν
Il.23.791 ὠμογέροντα δέ μίν φα̱σ´ ἔμμεναι· ἀργαλέον δὲ
Od.17.352 αἰδῶ δ´ οὐκ ἀγαθήν φησ´ ἔμμεναι ἀνδρὶ προΐκτῃ."
Les vers présentés ci-dessus pourraient posséder une « césure » en D3 dans un contexte d’absence d’intermots forts aux positions habituelles des césures.
[1] Autour de la Césure, actes du colloque de Damon 2000
[2] Marlein van Raalte, Rythm and Metre p. 79
[3] M.L.West, Introduction to Greek Metre p.19
[4] Jean Irigoin, Césure et diction du vers, in Autour de la Césure, p. 5
[5] Marlein Van Raalte, op. cit. p 72
[6] Stephan Hagel, Tables Beyond O’Neill, in Autour de la Césure, p. 137
Messages
1. Splendeurs et misères des statistiques, 13 mai 2008, 18:37, par Emmélès (alias Emmanuel Lascoux)
Que la vraie métrique soit statistique, Gilles le prouve bien par ce brillant exposé. Plus les outils de mesure s’affinent, plus urgent se fait le besoin de renouveler les statistiques, donc les "lois" que les métriciens aiment en déduire. L’oeuvre homérique a toujours été le terrain de prédilection des guerres statistiques, car, entre autres avantages, son ampleur nous fait caresser le doux rêve de l’invariant, donc du repérage toujours plus aisé du "vilain" petit hexamètre, jadis athétisé, aujourd’hui chanté comme un cygne perdu au milieu des canards épiques.
Mais si Protagoras a raison, et que l’homme soit finalement le seul "mètre" de toutes choses, alors le vers, haute expression humaine de l’improbable rencontre entre mécanismes d’une langue, contraintes d’une forme, stéréotypes d’une tradition, et invention divinement renouvelée des poètes, ne sait que faire de la statistique, et a du mal à s’y mirer.
Ne prenons qu’un exemple de vers que la statistique isole, l’admirable 15, 18, seul cas d’un mot trisyllabe finissant en D3. Pour tout autre lecteur qu’un métricien, ce vers entre dans le groupe familier des hexamètres "trifoliés" selon l’expression de Kirk : trois côla, chacun englobant deux Theseis, déroulent respectivement le verbe principal, la subordonnée de temps (notre côlon central) à valeur de complétive, et l’anacoluthe en enjambement qui précise un second détail de ce cruel souvenir que Zeus furieux ravive devant Héra en guise de menace. Rappelons la scène : à son réveil, Zeus découvre le piège où son épouse l’a fait tomber pour renverser la balance du combat. Voici son illisible transposition, la plus servile possible, séparant les côla(/) et les vers (//) :
"Ne te rappelles-tu donc pas/ quand tu étais pendue d’en haut/ et à tes deux pieds//j’avais accroché deux enclumes/.../ ?"
Suit la fameuse mention de l’aurea catena Homeri. Le trisyllabe ἐκρέμω est-il détachable de l’adverbe de lieu ὑψόθεν avec lequel il forme un vertigineux pléonasme ? La fusion, comme le souligne Gilles, n’est-elle pas matérialisée par l’abrègement de l’oméga en hiatus ? Est-ce l’intermot qui compte pour l’aède, ou la possiblité d’un rallentando, voire d’une pause ? Or ces deux mots sont de vrais jumeaux : ἐκρέμω/ὑψόθεν, trisyllabes, tous deux à première voyelle brève en syllabe fermée, tous deux dactyles intonés sur la pénultième, sommet mimique à deux têtes autant que le mélique"dikoruphon" dans la partition de l’Hymne Delphique.
Le vers "trifolié" (H2/T3+D4) est souvent dans l’Iliade l’expression perturbée de la colère, dont le paradigme est le 1,64 :
ὅς κ᾽ εἴποι/ ὅ τι τόσσον ἐχώσατο/ Φοῖβος Ἀπόλλων
("qui puisse expliquer/pourquoi telle colère/chez Phoibos Apollon").
On voit le cousinage de ces deux vers : similitude des jointures ὅτε/ὅ τι, jusqu’au redoublement en tau suivi de brève en syllabe fermée sur la Thesis 3 :
ὅτε τ´ ἐκ-/ὅ τι τόσ-.
En isolant ce vers, la statistique a pourtant l’immense mérite de nous faire, comme Héra, ressouvenir du contexte, qui nous fait aussitôt oublier...la statistique elle-même. Le voici :
ἦ οὐ μέμνηι ὅτε τ᾽ ἐκρέμω ὑψόθεν, ἐκ δὲ ποδοῖιν
ἄκμονας ἧκα δύω, περὶ χερσὶ δὲ δεσμὸν ἴηλα
χρύσεον ἄρρηκτον ; σὺ δ᾽ ἐν αἰθέρι καὶ νεφέληισιν
ἐκρέμω· ἠλάστεον δὲ θεοὶ κατὰ μακρὸν Ὄλυμπον,
poursuivons gauchement le décalque :
" /et tes mains je les entourai d’un lien//
d’or infrangible/et toi dans l’éther et les nues//
te voilà suspendue/ et les dieux de s’indigner/par l’immense Olympe//"
Voilà sans doute la réponse à l’énigme : la fausse D3 du vers 15,18 appelait la vraie D1 du vers 15,21. Quand on est aède, et prince des aèdes, on ne lâche pas un trisyllabe vrai crétique faux dactyle si précieux que ce verbe ἐκρέμω. Et aucun lecteur (sauf le plus sourd des millimétriciens) n’oserait effacer, dans ἐκρέμω· ἠλάστεον δὲ θεοὶ, la" pause avant élision faite" ou le "hiatus expressif" cher au grand Fortassier !
Il fallait l’attacher d’abord bien haut et bien ferme, cette Héra rebelle, avant de la faire aux yeux de tous se balancer dans le vide énorme de la césure...
Qu’on se le chante !
Emmélès