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Petite histoire récente du tétramètre trochaïque
mercredi 27 janvier 2021, par
On retrace ici quelques éléments d’histoire récente du tétramètre trochaïque acclimaté au français.
Ô mon cœur, mon cœur, tout déchiré d’irrémédiables deuils...
1.....2.....3......4.....1.....2......3.....4.....1.....2.....3.....4.....1.....2.....3
Le vers se fonde sur le mètre trochaïque (- u - x) dont la dernière syllabe peut être indifféremment longue ou brève. Le quatrième mètre trochaïque est réduit à trois syllabes ; on dit que le tétramètre est catalectique. Chez les premiers poètes qui ont utilisé ce mètre, le nombre de syllabes est régulier ; les résolutions sont rares.
Mes premières traductions d’Archiloque avaient commencé à la fin des années 80, en marge des traductions des lyriques grecs, et notamment les Poèmes et fragments de Sappho [1], traduction métrique qui mériterait d’être refondue aujourd’hui après la découverte de nouveaux papyrus ces dernières années. Quant aux autres "lyriques", Alcée, Archiloque, Mimnerme, Solon, Théognis, les épigrammes de l’Anthologie grecque, les épigrammes érotiques, et les inscriptions archaïques, prévues pour des projets d’anthologie, ils restent globalement inédits.
Les premiers fragments de poèmes en tétramètres trochaïques sont nés vers 1994-95, à Tours, lors des séjours et promenades que je faisais sur les bords de Loire, où j’enseignais, à la fac de lettres. Ce fut un premier poème, très directement inspiré du tétramètre archiloquien, pour le contenu aussi bien que pour la forme : A Glaucos le fils de Leptinès. Une revue, L’Echappée, en fit une publication. La revue universitaire Noésis le reprit à l’occasion d’un article que j’écrivis sur la dimension dionysiaque du travail poétique et théâtral. Car des extraits en avaient même été intégrés au texte de ma première pièce et mise en scène, écrite et composée en hommage à Eschyle, A quand Agamemnon ?, et créée en 1997 par la troupe Démodocos.
Par la suite, je demandai à trois jeunes gens, Guillaume Boussard, Aymeric Münch, et Yann Migoubert de traduire les Perses pour la mise en scène qui devait avoir lieu en 2001 : les tétramètres trochaïques viendraient ainsi à côté des trimètres iambiques :
Oui, j’arrive, j’abandonne ma demeure toute d’or... [2]
Un jour, Guillaume Boussard a recommencé pour son compte la traduction d’Archiloque. Son premier vers du même fragment cité plus haut ne tombe pas très loin du mien, le change, et, même provisoirement, laisse entendre :
Ô mon cœur, mon cœur, abasourdi d’irrémédiables deuils...
Ainsi Archiloque poursuit-il sa route...
Vers 2009, le tétramètre trochaïque est revenu me hanter. Des poèmes courts s’écrivaient. A la faveur d’un tropisme russe, ils rejoignaient l’hiver en direction de l’Asie. Les hivers de la Normandie où je m’étais installé répondaient aux ailleurs où je poursuivais des fantômes. L’une de ces silhouettes fut celle d’un ancêtre japonais, traversant la Sibérie en 1898 dans un retour au Japon, et dont ma mère me donnait quelques éléments, traduits d’un journal.
j’ai voulu refaire quinze pas rythmés à huit battues...
confesse le voyageur. Car j’imaginais qu’en s’éloignant de l’Occident, il transportait ce qu’il avait intégré pendant ses années de séjour à Berlin : non pas seulement la machine Röntgen à rayons X, mais une forme puisée aux sources du patrimoine occidental, la métrique grecque.
Ainsi s’est développé le poème Retour à Fukushima, dans les années 2010-2015, et je commençai à en faire quelques premiers tirages, destinés aux amis, à la famille, jusqu’au jour où Armando Uribe Echeverria m’en fit la mise en page. Je publiai ce poème sous le nom de Brunet-Haga. [3]
Dans les mêmes années 2010-11, j’avais demandé à Nicolas Lakshmanan (très occupé à réinscrire la Chanson de Roland dans une langue plus contemporaine sans renoncer aux décasyllabes de la laisse assonancée), s’il voulait bien traduire l’Amphitryon de Plaute. C’est ainsi qu’un gisement de tétramètres (ou septénaires, comme on dit du côté de la métrique latine) trochaïques français s’est constitué sous sa plume ! dans une langue remplie de verve, d’élisions et d’apocopes. Sosie s’exclamait en voyant Mercure :
Ah ! J’suis mort et enterré ! Au s’cours, Hercul’ ! Qu’il est costaud ! [4]
Les répétitions commencèrent : et la comédie fut la première à exiger un travail chorégraphique, corporel et rythmique, intense, puisque les comédiens durent placer les pieds sur les temps forts des différents mètres plautiniens, et notamment sur les tétramètres ! Pas frappés, glissés, envolés, alternés, esquissés, feints, substitués : tout ce langage chorégraphique a contraint les comédiens jusqu’au jour où, estimant que l’apprentissage devait cesser, je leur dis qu’ils seraient désormais maîtres d’appuyer, exprimer ou seulement esquisser le mouvement des pas sur la parole scandée.
L’année suivante, lorsque nous montâmes la tragédie des Bacchantes d’Euripide, les tétramètres ne furent pas non plus absents. Les suivantes de Dionysos scandaient :
O lumière immense, euoi, euoi ! de l’embacchisement,
je te vois avec bonheur dans ma solitude et mon désert.
Tandis que les répétitions théâtrales contraignaient les comédiens à danser sur la parole, à rythmer leurs pas et leurs gestes, je continuais de mon côté l’écriture du cheminement trochaïque de Haga Eijirô, lequel
verste à verste avale son chemin, poursuit à grand ahan,
cavalier pensif qu’emporte son cheval cahin-caha.
La métrique ne saurait se réduire à la métrique. Un traité de métrique doit permettre d’entrer dans les raisons et résonances du langage, dans le pas à pas balbutiant de l’écriture et le mot-à-mot du récit.
Homère, canonisé sous la forme du texte grec que nous lisons et éditons, est le fruit d’hésitations, d’approximations, et de contradictions aédiques que nous ne saurions ramener à un module unique spontané, ni même à un principe de décision affranchi de toute mémoire ou de toute diachronie, quelle que soit la cohésion géniale qui préside à la composition des poèmes et à laquelle les Anciens, dans leur profonde sagesse, donnaient le nom d’Homère, le poiêtês.
M. Cyril Le Meur, qui avait écrit dans Fabula un article sur la poétique de mon Iliade et des psaumes traduits par Henri Meschonnic [5], vient de faire un heureux compte-rendu de Retour à Fukushima dans la revue Europe, livraison de janv-fév. 2021 [6]. Il souligne à juste titre la "décoloration élégiaque" qui s’empare du poème. Celle-ci est-elle due à la monotonie du cheminement métrique binaire, ou à la posture méditative qui s’ancre dans des hémistiches issus d’un croisement imaginé entre les vers d’Archiloque et les slokas du Ramayana ? A moins que la douceur des libres distiques de Derek Walcott soit pour quelque chose dans cette recherche de mémoires enfouies.
[1] Parus en 1991 à L’Age d’Homme à la suite du Livre de Catulle d’André Markowicz, de 1985.
[2] Les Perses, spectacle créé en 2001, texte publié aux éditions du relief en 2010.
[3] Retour à Fukushima, de Philippe Brunet-Haga, éditions Books on Demand, 2020. Disponible notamment à Paris chez Tschann ou à la librairie Volontaires, ou sur commande.
[4] Amphitryon 2019, de Lakshmaplaute, traduit en sénaires iambiques, septénaires trochaïques, bacchées, ioniques et autres crétiques, Livret pour la scène, publié Aux humanistes très-modernes.
[5] Une poétique monumentale. Les Psaumes & L’Iliade, traductions récentes, 2012, fabula.org.
[6] P.369-71. Compte-rendu repris et enrichi De Troie à Fukushima via Berlin, dans le dossier "Japon, culture globale" coordonné par Thierry Hoquet, Critique, janv-fév. 2021, n°888, p.416-420.